Dans cet épisode accueillons Franck Girardot. Franck n’est pas seulement un cyclo-logisticien, mais aussi l’auteur du roman « Vélo Cargo », un polar qui s’inscrit dans un univers où le vélo est au cœur de l’intrigue. Son dernier livre vient d’être publié, et il est disponible à travers une cagnotte participative ouverte jusqu’au 11 octobre.
Cette rencontre explore les multiples facettes de la cyclo-logistique, un secteur que Franck connaît mieux que quiconque. Il nous met notamment en garde sur la nécessité de réévaluer nos volumes de consommation pour éviter de saturer nos villes, même avec des solutions innovantes comme la cyclo-logistique.
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🎧 Prêts à pédaler vers un avenir meilleur ? Écoutez l’épisode dès maintenant et découvrez tous les bienfaits insoupçonnés du vélo !
Quelques citations pour vous mettre l’eau à la bouche !
« Quand on arrive à tenir une ligne politique qui n’est pas forcément populaire partout, on arrive à transformer l’inimaginable en réalité. »
« Tant qu’avoir une grosse voiture est un signe de réussite sociale, le vélo n’occupera pas la place qu’il devrait dans la société. »
Grâce à Autoscript.fr, je vous propose de retrouver la transcription de notre échange.
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Ce podcast animé par Victor Blanchard est proposé par Bleen, et vous accompagne dans votre démarche pour vous mettre ou pérenniser votre pratique du Vélotaf.
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Victor : Salut Franck et bienvenue de nouveau sur le podcast Vélotaf.
Franck GIRARDOT : Merci, bonjour Victor.
Pour toutes celles et ceux qui ne te connaissent pas, je vous invite à écouter le premier épisode qu’on a enregistré avec Franck. On parle un peu de sa conversion et donc vous saurez tout de sa vie, en tout cas professionnelle. Donc juste pour rappeler un petit peu, tu as notamment travaillé dans la cyclo-logistique après une reconversion et tu es aussi l’auteur d’un polar cyclo-logistique qui s’appelle Vélo Cargo, c’est bien ça ?
Franck GIRARDOT : Exactement, c’est exactement ça. Et qui sort en ce moment précisément, en cette rentrée.
Victor : Voilà, tout à fait. Vous pouvez participer à la cagnotte participative, il me semble, c’est ça ?
Franck GIRARDOT : Oui, jusqu’au 10-11 octobre, la cagnotte est ouverte et après ça, il y aura une boutique en ligne pour se procurer le livre.
Victor : Merci. Merci à vous. Merci à vous. La place du vélo dans l’espace urbain et notamment toi à travers le prisme de la cyclo-logistique. Nous déjà en tant que cycliste, citoyen et ancien cyclo-logisticien, comment tu perçois l’espace urbain dans lequel tu évolues à l’heure actuelle ?
Franck GIRARDOT : Alors ça dépend duquel. Ça dépend duquel parce que quand je suis, il faut dire ce qui est, Paris a vraiment connu une révolution. Paris est aujourd’hui une ville… Une ville cyclable. Et c’est chouette. C’était pas le cas… Moi j’ai connu Paris à différents moments. J’ai connu Paris il y a 30 ans, j’ai connu il y a 20 ans, il y a 10 ans. Paris n’a pas toujours été une ville cyclable. Et aujourd’hui c’est vraiment le cas et les choses se sont encore assez, enfin considérablement améliorées au cours des toutes dernières années. Donc ça c’est une chose très positive qui montre aussi que alors un, rien ne se fait sans heure parce qu’il y a forcément des gens à qui ça ne convient pas et les responsables politiques qui ont mené cette transformation ne l’ont pas fait toujours en étant portés par la vague. Ils l’ont fait parfois en faisant face à de très fortes contestations. Mais si on peut leur reconnaître quelque chose, c’est d’avoir vraiment tenu. Et aujourd’hui le résultat est là, c’est-à-dire alors il y a eu l’accélérateur sur un temps très court des JO. Avant ça il y avait eu aussi l’accélérateur des périodes de confinement, tant mieux. Mais ça montre que quand on arrive à tenir une ligne politique qui n’est pas forcément populaire partout, quand on arrive à la tenir pendant des années, on arrive à transformer l’inimaginable en réalité et voilà, on y est presque déjà et dans très peu de temps on pourra vraiment dire que Paris est devenu une ville où il fait bon faire du vélo, donc c’est pas encore tout à fait vrai pour les familles, on n’est pas encore dans un environnement qui permette vraiment à des familles avec enfants de faire du vélo sereinement partout, bien que dans un certain nombre d’endroits ce soit possible, mais il y a eu vraiment des progrès énormes. Donc si je fais le parallèle avec la Belgique par exemple, et Bruxelles, qui n’est pourtant pas une des pires villes en Belgique pour le vélo, mais on n’y est pas encore, il y a toute une partie de la voirie qui est en pavé, avec en plus des rails de tram qui s’entrecroisent, enfin il y a tout un tas de facteurs comme ça qui rendent la circulation à vélo à Bruxelles parfois assez périlleuse, et quand on dit périlleuse, ça veut dire qu’on exclut grosso modo 80% de la population cyclable des rues, parce que les gens n’ont pas envie évidemment de prendre leur vélo pour prendre des risques, il y a des gens que ça ne dérange pas, les cyclistes, les gens qui aiment le vélo pourront le faire dans n’importe quelle condition, mais si on veut que les masses se mettent au vélo, il faut des espaces sécurisés, donc pour répondre à ta question sur l’état de l’environnement cyclable, il est très variable d’une ville à l’autre, aujourd’hui encore, et c’est ce qui est quand même assez déterminant dans le développement de la modalité vélo en termes de mobilité du quotidien, ce sont des infrastructures de qualité où les gens se sentent en sécurité sur la route, et voilà, beaucoup de progrès, mais je trouve qu’on n’y est pas encore. Là-dessus, alors, c’est toujours pareil, ce qui est très compliqué, je me mets à la place d’urbanistes et de décideurs politiques, ce qui est très très compliqué, c’est de faire cohabiter différentes modalités sur un espace réduit. Pour cette question, exactement comme on l’a dit pour l’industrialisation, qu’est-ce qu’il faudrait faire pour favoriser le vélo par rapport à la voiture, c’est mettre moins d’argent pour la voiture et plus d’argent pour le vélo, c’est la même chose pour la voirie. Aujourd’hui, il y a encore une partie colossale de la voirie qui est utilisée par des voitures, j’enfonce des portes ouvertes et j’aligne des lieux communs, mais quand on voit effectivement la circulation automobile, et que la plupart des véhicules sont occupés par une personne, et qu’on a des véhicules de 2 tonnes, enfin 1 à 2 tonnes, qui sont utilisés pour véhiculer une seule personne, on mesure à quel point l’espace est vraiment accaparé par extrêmement peu de gens, et le reste s’entasse sur des trottoirs trop petits et des voies cyclables qu’il faut partager à plusieurs dans tous les sens. On solutionnera une partie du problème en éliminant moins… Je dis ça comme si c’était une question de sens, c’était simple, je pense que dans la mise en œuvre il n’y a rien de simple, mais dans l’idée c’est quand même pas compliqué de limiter de plus en plus l’accès notamment des poids lourds aux hypercentres, de limiter de plus en plus l’accès des voitures les plus volumineuses aux mêmes espaces, de multiplier les espaces intégralement dédiés aux piétons et aux cyclistes, on va voir déjà qu’avec tout cet espace libéré, on va pouvoir organiser des espaces cyclables où il pourra y avoir d’un côté des gens qui roulent à vélo, d’un côté des gens qui roulent avec des vélos cargo dont certains deviennent de plus en plus volumineux, et la coexistence, la cohabitation sur de toutes petites pistes cyclables commence à devenir problématique dans certaines villes, notamment à Paris, mais ça vient du fait qu’encore aujourd’hui on multiplie le nombre de cyclistes, mais sur un espace qui reste quand même très très limité par rapport à ce qui continue à être réservé à la voiture, donc le mouvement à mon avis doit vraiment être le même, c’est-à-dire que ça va partir d’une volonté politique et être accompagné par toutes sortes de mesures sans doute, mais pour qu’à un moment il y ait une meilleure répartition de l’utilisation de la voie libre. Aujourd’hui j’avais quelques chiffres, mais je crois que 30% de la voirie est déjà utilisée par la livraison du dernier kilomètre, parce que forcément si on a un certain nombre de poids lourds qui doivent rentrer dans les hypercentres pour aller approvisionner les commerces, c’est une circulation qui peut assez facilement être remplacée par des solutions plus légères, mais forcément il en faudra plus, donc il faudra plus d’espace, mais je n’ai vraiment pas le sentiment que les solutions soient compliquées à mettre en œuvre. Maintenant, l’accompagnement politique, la pédagogie, le côté culturel, c’est le point je pense que j’ai omis tout à l’heure quand tu demandais ce qui a fait que la voiture s’est imposée, certes il y a eu ce côté financier, financement public et soutien massif par les états de l’industrie automobiles et de la voirie organisée pour lui permettre de circuler, mais il y a un point très fort aussi, le point culturel, qui m’a beaucoup intéressé au moment où je me suis lancé dans ce roman, c’est de se dire qu’au soutien de l’hégémonie de la voiture, concrètement, un grand contributeur c’est Hollywood, et tout ce qui a découlé d’Hollywood, à savoir tous les soap-opéras et toutes les séries américaines qui ont nourri l’espace culturel, rempli l’espace culturel français et européen dans les années 70 et 80, et c’est là-dessus, c’est comme ça que la voiture est devenue glamour, de la même façon qu’on a réussi à une époque à faire de la cigarette un produit glamour, il y a eu même à un moment un défi qui avait été lancé au père, au patron, saint patron de la publicité, Bernay, qui avait créé des campagnes de pub pour rendre la cigarette attirante pour les femmes, parce que les femmes qui sont souvent pas bêtes avaient aucun intérêt pour la cigarette, et à un moment on a dit, si les femmes ne fument pas, on se prive quand même de plus de 50% du marché, c’est pas envisageable, donc il va falloir qu’on trouve le moyen de rendre la cigarette attirante, désirable pour les femmes, et ils y sont arrivés. De la même façon, ils sont arrivés à rendre désirable la voiture, de sorte qu’aujourd’hui, il y a un effet statutaire extrêmement important, on le voit beaucoup dans les professionnalités, dans les professionnels à vélo, dont certains ont du mal à passer au vélo, parce que ça correspondrait, à leurs yeux, à une déchéance statutaire, une déchéance sociale. Il y avait un patron de boîte qui marche très très bien, je crois que c’est à Lyon, et dont les potes disaient, tu te déplaces en vélo, c’est quoi ton problème ? T’as pas les moyens d’avoir une voiture. Donc tant qu’on aura ce genre de considération, où avoir une grosse voiture, c’est un signe de réussite sociale, et donc on aspire à ça, et tant qu’on n’aura pas ça dans le vélo, on n’arrivera pas à ce que le vélo occupe la place qu’il devrait occuper dans la société, dans l’aspect culturel, et pour ça, le rôle de la fiction, la place du vélo dans la fiction, que ce soit au cinéma, dans les séries, dans les romans, dans toutes sortes de supports comme ça, qui nourrissent les gens et qui construisent leur représentation mentale, et qui font qu’à un moment, pour une raison sans avoir vraiment eu conscience, ils se retrouvent à avoir une image positive, ou au contraire négative, d’une modalité de transport.
Victor : Ouais, effectivement, tout à fait. T’as évoqué le fait que 30% de la voirie a été utilisée par la livraison des derniers kilomètres. Du coup, ça m’amène à parler de la cyclo-logistique, puisque, arrête-moi si je dis des bêtises, mais ça, il me semble, notamment, a été développé spécifiquement pour cette partie de la livraison. Quels enjeux sociaux, en fait, est-ce qu’on peut appréhender à travers le prisme de la cyclo-logistique ? Quand on discutait un peu tous les deux, tu faisais des liens avec notre façon de consommer, notamment ?
Franck GIRARDOT : Alors, oui, il y a plusieurs, je pense qu’il y a plusieurs degrés auxquels on peut, on peut aborder la question. Le premier degré, c’est celui de l’existant. C’est-à-dire, on va dire, OK, par rapport à l’existant, c’est-à-dire à certains volumes de consommation, qui est celui d’aujourd’hui, comment est-ce qu’on peut alléger la pression, notamment environnementale, qui est liée à cette consommation dans les villes ? On l’a évoqué tout à l’heure, aussi longtemps les gens consomment dans les centres-villes. Ce n’est pas à l’endroit où les produits qu’ils consomment sont fabriqués, donc il faut bien les acheminer. Aujourd’hui, là encore, aujourd’hui, la façon dont ça se fait, c’est que il y a des milliers et des milliers de camions qui rentrent, en général le matin, mais ça dure aussi toute la journée, dans les centres-villes, qui traversent ces centres-villes pour aller livrer leurs marchandises dans un point X. Ce qui suppose, d’ailleurs, qu’ils en sortent vides. Et c’est une des problématiques du transport, c’est qu’il y a une grosse partie de ces très très gros véhicules qui sont sous-utilisés, parce que, par définition, s’ils partent pleins et qu’ils se vident petit à petit, il y a un moment où ils sont complètement vides et souvent ils rentrent à vide. Donc si on veut simplement, sur un volume de consommation équivalent, si on veut alléger la pression, il faut effectivement remplacer de plus en plus les camions par des véhicules plus légers et on peut, en organisant vraiment très très différemment la chaîne logistique, on peut arriver à ce que les hypercentres soient livrés exclusivement, en tout cas, en très grande partie, je crois qu’on pourrait avoir 80-85%, qu’ils soient livrés par des vélos ou par des véhicules très légers. Bon, ça, je crois que c’est quelque chose qui est entré dans les esprits, c’est quelque chose qui est de plus en plus soutenu politiquement, de sorte que, de plus en plus, on est très très loin de majorité, mais n’empêche que ça avance, de plus en plus de municipalités et de collectivités soutiennent des efforts et des législations qui sont de plus en plus contraignantes pour les véhicules lourds, et de plus en plus favorables pour des véhicules le plus léger. Alors, on parle de ça, on parle avec le vélo, on parle aussi du passage aux véhicules thermiques, aux véhicules électriques, c’est encore un autre élément, et d’une façon générale, à l’allègement vraiment des véhicules, même les petites camionnettes qui peuvent rentrer dans les centres-villes. Ça, c’est une chose, mais là, j’en reviens au point d’alerte que j’avais eu sur l’industrie du vélo en général. Là, pour le coup, depuis que je m’intéresse à la logistique, j’ai fréquenté des salons professionnels comme le CITEL, des endroits comme ça où se réunissent tous les professionnels du transport et de la logistique, et là, on parle de gros transports et de la grosse logistique, et je voyais un petit peu la même chose, c’est-à-dire qu’aujourd’hui, cette industrie-là ne pense pas ne conçoit pas de décroissance des volumes. Au contraire, cette industrie, elle anticipe une augmentation des volumes, mais une augmentation considérable des volumes, de sorte que, enfin, je n’ai pas les chiffres précis en tête, mais on n’est pas loin d’un doublement à 2050, quoi. Et là, on en revient à marcher sur la tête, parce que si on veut arriver à livrer deux fois plus de quantité avec des véhicules dix fois plus petits, là, il va falloir mettre des centaines de milliers de vélos sur la route, et ça ne suffira pas. Donc, je pense qu’à un moment, de la même façon qu’on n’arrive pas à penser les limites planétaires en termes d’accès aux ressources, on n’arrive pas non plus à penser les limites urbaines quant à la possibilité de circuler, quoi. Il y a un moment où on ne pourra pas se marcher les uns sur les autres, et on ne pourra pas mettre des entrepôts partout, et on ne pourra pas… Donc, il va bien falloir un moment qu’on envisage de réduire la consommation. Et ça, c’est quelque chose qui est complètement absent, en tout cas de ce que j’ai pu observer ou entendre. C’est quelque chose qui est complètement absent de toutes les réflexions qui visent à améliorer aujourd’hui, à rendre plus vertueuse, à décarboner, à tout… Bref, quels que soient les termes qu’on emploie.Mais tout ce qui tend à rendre plus vertueux la chaîne logistique ne prend pas en compte et ne souhaite pas encourager une diminution des volumes. Or, moi, à mon sens, il n’y a pas de salut sans diminution des volumes. Si on veut vivre un peu mieux dans les villes, il faut consommer moins. On ne peut pas… Parce que là, il y a des effets rebonds qui sont extrêmement pervers, dans le sens où, avec le développement du e-commerce qui fait que les gens achètent à distance, il y a des effets rebonds considérables qui font qu’aujourd’hui, il y a une chaîne qui s’organise pour gérer les retours. Moi, j’étais frappé, je trouvais que c’était… J’étais frappé de voir un point relais, un endroit qui vient de s’ouvrir à Bruxelles et le gars qui ouvre ça, et je trouve que c’est une bonne idée, d’un point de vue business, le gars est malin, je ne sais pas s’il a vu ça quelque part ou si c’est lui qui a pensé, mais il a un point relais dans lequel il a installé une cabine d’essayage, de sorte que les gens commandent, ils reçoivent quelque chose, ce n’est pas la bonne taille, ça repart tout de suite. Donc, ça veut dire qu’à la fin, pour s’acheter une chemise, ils en auront fait venir trois, ils en auront fait repartir deux, et à chaque fois, ce sont des allées et venues. Et moi, ce qui m’inquiète dans l’évolution de ces comportements-là, c’est qu’à un moment, il y a une espèce de déconnexion de la réalité matérielle des choses. Il y a cette histoire que je raconte parfois, qui m’est arrivée quand j’étais… quand je travaillais avec Cygogne en cyclo-logistique, et j’étais un jour sur le vélo, il m’arrivait souvent de prendre le vélo pour faire des livraisons qui étaient en souffrance, et donc là, en l’occurrence, c’était un traiteur avec lequel on travaillait beaucoup, qui avait une mission un petit peu particulière, parce qu’il fallait aller du côté de Neuilly, chez un de leurs prestataires qui fait de la vaisselle, donc il fallait récupérer chez ce prestataire un lot de 250 flûtes à champagne, et donc les flûtes en champagne, elles étaient rangées comme ça dans des petits casiers en plastique dans lesquels il y avait une vingtaine de flûtes, donc il y avait une vingtaine de casiers que j’avais empilés dans ma caisse, donc tout ça était déjà assez, malgré tout, assez précaire, parce qu’une caisse de vélo, ce n’est pas forcément fait pour transporter des flûtes à champagne. Là, en l’occurrence, on avait pris la mission, c’était moi qui m’en étais chargé, donc j’avais traversé Paris, puisque la livraison était du côté de Beaubourg, donc il fallait traverser tout Paris avec le stock de flûtes à champagne, mais ce qui m’avait vraiment frappé, c’est qu’en arrivant, j’avais dû livrer ça dans un établissement qui se trouvait dans des immeubles qui étaient réaménagés, qui étaient précédemment probablement des immeubles d’habitation, et donc il y avait un premier accès déjà qui était très très compliqué, j’avais réussi à faire mon chemin avec mon vélo et ma remorque pour entrer, accéder à une cour intérieure, et de cette cour intérieure, il fallait que les personnes viennent chercher les marchandises et les montent à un endroit où avait lieu la réception. Et pour accéder à cet endroit, c’était mission impossible, il y avait un ascenseur, un escalier, ça allait dans tous les sens. Et donc quand je suis arrivé, j’ai fait ma livraison, la jeune femme qui était chargée du projet était venue m’accueillir, et au moment où je lui remets sa marchandise, elle m’a dit c’est bon, ça s’est bien passé, très bien, tout est là. Et à cet instant-là, je vois vraiment un espèce de vie qui passe dans son regard parce qu’elle voit la marchandise et à ce moment-là seulement, elle se demande comment la marchandise va arriver jusqu’à la salle de sa réception. Parce qu’en fait, tout l’acte d’achat était tellement virtualisé où on est sur un site web, sur un site internet, on clique sur un bouton pour sélectionner une option et les choses s’additionnent comme ça et tout est fait pour que les choses soient extrêmement fluides, à aucun moment on ne pose les questions qui fâchent ou qui inquiètent ou qui font réfléchir, à savoir comment ces choses-là vont arriver physiquement jusqu’à l’endroit où vous avez besoin de les utiliser. De sorte qu’elle ne s’était vraiment jamais posé la question, c’est-à-dire que la question avait été absente de son esprit. Et c’est ça moi qui m’inquiète, c’est que les relations commerciales aujourd’hui sont organisées d’une façon qui rend tellement fluide et tellement, j’ai envie de dire, vide de penser tout l’acte d’achat dans le but d’optimiser les achats parce que forcément, dès qu’on commence à réfléchir, on achète moins ou on achète en tout cas différemment, qu’on arrive véritablement pour le coup à des achats vraiment irréfléchis au sens propre du terme. C’est-à-dire qu’il y a des choses auxquelles on ne pense pas, et tout ce qui consiste à faire disparaître les coûts de livraison, raccourcir les temps de livraison, toutes ces choses-là tendent à laisser penser que finalement l’acte physique de livraison n’existe pas. Il n’y a rien qui sépare le consommateur du produit qu’il est en train d’acheter et il y a une espèce de rêve, de fantasme, d’une téléportation de l’objet qu’il vient d’acheter tout de suite à ses côtés et chaque seconde, chaque seconde d’attente devient quelque chose de très très pénible, de difficile à supporter. Et tout ça est dangereux parce que derrière tout ça il y a une réalité qui est complètement incontournable. Chaque produit que quelqu’un achète il faut qu’il soit acheminé de l’endroit où il a été produit jusqu’à l’endroit où il va être consommé. Et ce processus-là est un processus extrêmement complexe, extrêmement lourd, qui demande la mobilisation de moyens considérables et qui est complètement inviolable et qui est invisibilisé et qui du coup échappe complètement à la conscience des gens. Et ça je trouve que c’est grave parce que je pense que si on avait davantage conscience de la réalité physique d’un certain nombre d’actions qui sont les nôtres, on les aborderait différemment et on s’y prendrait probablement un petit peu différemment. Donc moi je suis vraiment pour que d’abord, les frais de livraison soient mis en avant, les coûts de livraison soient mis en avant, quitte à ce que le commerçant, s’il en a les moyens, s’il a les marges pour le faire, décide à la fin d’offrir ses frais, mais ne pas les faire disparaître comme s’ils n’existaient pas parce que dans l’esprit des gens ce n’est pas du tout la même chose. Et pour revenir au thème initial,
Franck GIRARDOT : si on ne fait pas attention si on n’agit pas sur les volumes de transactions, sur le volume de consommation que porte chaque individu, on ne va pas réussir, on ne va pas trouver de solution pour la logistique urbaine, ce n’est juste pas possible.
Victor : Et dans ce contexte de surconsommation, c’est quoi l’avenir de la cyclo-logistique selon toi ?
Franck GIRARDOT : Alors déjà dans ce contexte de surconsommation, ce qui va avec, je trouve, c’est au-delà même de la gentrification d’un certain nombre de quartiers, c’est la touristification, c’est le parc d’attractions-ivations, c’est-à-dire transformer les centres urbains en zones de loisirs, en zones touristiques, en exclure évidemment les classes les plus populaires, mais de plus en plus les catégories de résidents qui ne sont pas les CSP, de sorte qu’il n’y ait plus personne qui habite dans les centres, ou qu’une clientèle extrêmement aisée de gens qui sont des consommateurs, donc soit des touristes qui viennent là et qui viennent dépenser leur budget vacances de l’année donc qu’ils ont les moyens, ou des gens qui ont eux aussi les moyens parce qu’ils gagnent ou qu’ils ont beaucoup d’argent. Donc pour moi, une des premières conséquences c’est ça, c’est le fait de vider les centres de leur population, tout simplement. Donc forcément, on diminue les flux puisqu’il n’y a plus personne qui circule, il n’y a plus personne qui doit y faire ses courses, donc on simplifie les choses de ce côté-là, mais on repousse tout ça au périphérique, c’est quelque chose qui a déjà été opéré massivement dans les 30 dernières années, mais qui à mon avis va augmenter. Et puis si on ne parle que des solutions logistiques, on va vers des solutions de vélo, mais qui se massifient, c’est-à-dire des vélos qui deviennent de plus en plus gros, qui tractent des remorques de plus en plus grosses. Aujourd’hui, quand j’ai fait mes études, quand j’ai observé la situation de ce qu’était la cyclo-logistique, la livraison à vélo en France et dans les grandes villes que j’ai regardées, le schéma classique c’était le vélo bi-porteur, qui est un vélo tel qu’on peut l’imaginer, avec un train arrière de vélo classique, et puis une plateforme à l’avant avec une roue un peu plus petite, un peu plus loin devant. Un vélo comme ça peut transporter jusqu’à 80 kg, 100 kg de marchandises à l’avant. Sur ces vélos-là, on peut atteler une remorque avec les modèles qui sont encore aujourd’hui les plus répandus, type runner, flexi-modal, des véhicules assez légers, assez agiles, qui complètent bien un bi-porteur. Avec tout ça, on peut transporter 200 kg, 200-250 kg. Et donc, forcément de l’assistance électrique, puisque à 200 kg, il devient très compliqué de tracter ça à la force des jambes. Mais déjà, avec 300 kg, on a besoin de motorisations qui sont costaudes, et on arrive, on touche aux limites de la capacité d’un vélo qui fonctionne avec des composants de vélo. Donc même si on choisit les plus robustes, même si on solidifie les cadres, même si on étudie les systèmes pour qu’ils soient le plus costauds possible, on en arrive quand même à demander à des véhicules qui sont faits pour transporter à l’essence 150 kg maximum, le poids d’un cycliste, on leur demande d’en emporter 200, ou 250, ou 300. Donc forcément, les systèmes de transmission, les systèmes de freinage, et au-delà même des capacités de ces équipements-là, c’est leur fiabilité qui commence à faire défaut. Ajouter à ça un usage intensif, parce qu’une entreprise de cycle logistique, elle travaille, elle va avoir des vélos qui vont tourner 12, 14 heures, 16 heures par jour. Donc tout ça pousse les mécaniques à leurs limites, et donc arrive forcément une nouvelle génération de vélos qui vont repousser un petit peu les limites de ce qu’on vient d’évoquer, mais qui vont aller beaucoup plus loin, puisqu’aujourd’hui, on a des remorques comme la Cariole, par exemple, qui, elle seule, toute seule, pèse 250 kg déjà. Donc déjà, c’est sûr que c’est une remorque que le livreur ne peut pas ramener à la maison s’il y a une panne. S’il y a une panne, la remorque, elle reste là et elle bouge plus. Ce sont des remorques qui sont autotractées, c’est-à-dire qu’il y a des moteurs dans la remorque qui font que la remorque elle-même est motrice. Ça veut dire que dans ces remorques, il y a énormément de technologies qui sont embarquées. Donc on part sur des coûts qui n’ont plus rien à voir. Une runner, ça coûte 2 000 euros. Une cariole, ça en vaut 15 000. Et on a la même chose avec les vélos, qui, de plus en plus, ne présentent quasi aucune pièce de vélo. On a soit des pièces qui viennent de la moto, de la mobilette, soit des pièces qui sont maintenant conçues spécifiquement pour un nouveau type de véhicules, souvent des triporteurs, enfin non, souvent des tricycles, des tracks, donc avec deux roues à l’arrière, et qui deviennent de plus en plus costauds et pour lesquels le pédalage devient complètement insignifiant dans la force motrice. Ce sont des véhicules qui dépendent quasi exclusivement de leur assistance électrique. Et encore une fois, s’il n’y a plus d’assistance électrique, le vélo, on ne peut pas le ramener au garage, on le laisse là. Tout ça va servir à un marché parce qu’évidemment, aujourd’hui, il y a peut-être 2 000, 2-3 000 livreurs à vélo, dans les rues aujourd’hui en France. On nous dit qu’il y en aura 100 000 en 2030, ou 50, je ne sais plus. Donc c’est sûr qu’on ne va pas trouver 100 000 fans de cyclisme. On ne va pas trouver pour ces métiers-là des gens qui ont envie de faire du vélo. Donc il va falloir qu’on rende les véhicules compatibles à une génération de livreurs qui n’a pas envie de faire du vélo. Donc on va commencer par leur proposer des vélos qui roulent quasiment tout seuls. Et puis on va poursuivre en leur proposant des vélos qui sont couverts. Donc ils vont piloter leurs soi-disant vélos avec un quart de tour de roue tous les kilomètres et un habitacle entièrement fermé où ils seront à l’abri de la pluie. On peut dire que c’est une certaine évolution que ça favorise le confort des livreurs, etc. Mais on passe complètement à autre chose. Pour répondre à ta question, si on veut effectivement accompagner les desiderata du marché, c’est-à-dire de plus en plus de volume, de plus en plus de sécurité, de plus en plus de maîtrise des aléas climatiques, donc avoir des habitacles, des zones de stockage dans les remords qui sont sécurisés, qui sont parfaitement hermétiques, etc. De plus en plus de confort, mais au prix d’un poids, d’une charge de plus en plus élevée. Et donc forcément, on a un impact de plus en plus élevé. Un vélo qui pèse 150 kilos avec une remord qui en pèse 350, ça a beaucoup plus d’impact environnemental. Ça a moins qu’un camion, ça on est d’accord, mais beaucoup plus d’impact environnemental qu’un petit bi-porteur avec une runner derrière. Donc on est en train encore une fois d’inverser un peu l’équation, c’est-à-dire on amène une solution pour régler un certain nombre de problèmes, mais en se laissant dériver, on crée un autre type de problème qui au final, on va arriver à encombrer les routes, les rues qu’on aura vidées de tous les camions. On va réussir à les congestionner avec des énormes trains, avec des gros tracks à l’avant, et une ou deux remorques à l’arrière, on va réussir à le faire, ça c’est sûr. Donc c’est ça, pour revenir à ta question tout à l’heure, est-ce qu’il y a encore matière à faire des reconversions vers des métiers qui aient du sens dans le vélo ? Oui, mais il faut vraiment y aller en étant conscient de ça, et que malgré ça, il y aura toujours la place. Aujourd’hui encore, il y a des gens à Paris qui livrent en fixie. Donc, ce qui est quelque chose qui a disparu, mais il en reste encore quelques-uns, et ces gars-là sont des passionnés, ils ont envie de travailler comme ça, et c’est leur choix, et ils ont une niche sur laquelle ils arrivent à vivre. De la même façon, je pense qu’il y aura encore pendant un grand nombre d’années des niches sur lesquelles pourront vivre des entreprises de cycle logistique un petit peu à l’ancienne. Mais ce n’est pas cette tendance-là, ce n’est pas cette façon de travailler-là, qui va donner le « La » de la façon dont les choses évoluent. On va plutôt vers quelque chose qui ressemble à ce qui s’est fait avec des voitures, mais sur deux ou trois roues.
Victor : Merci beaucoup pour ces éclaircissements. On verra bien si ce que tu prédis se confirme dans les années à venir. Franck, merci beaucoup d’être venu sur le podcast.
Franck GIRARDOT : Merci à toi.